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LA VALLEE DES NEUF CITES
EXTRAITS


EXTRAIT N°1
Ils marchaient ainsi depuis plusieurs heures lorsque soudain, vers la fin de la matinée, la femme d’un khadar se mit à hurler.
— Seigneur ! Regardez !
Tous les yeux se tournèrent vers ce qu’elle montrait. Loin au-dessus de la vallée, en direction de l’ouest, se déroulait un phénomène impressionnant. Dans le plus grand silence, les nuages sombres, qui n’avaient pas encore crevé en pluies torrentielles, semblaient pris de folie. Ils roulaient sur eux-mêmes à une vitesse stupéfiante tandis que des grappes d’éclairs les parcouraient.
— Je n’ai jamais vu une tempête aussi bizarre, remarqua Hegon, mal à l’aise.
— Ce n’est pas une tempête, dit Dennios d’une voix blanche. C’est le Loos’Ahn !
Des hurlements de panique retentirent. Hegon dut crier pour ramener l’ordre.
— Il n’est pas encore sur nous, clama-t-il. Que chacun garde son sang-froid !
Malgré son jeune âge, il possédait déjà une autorité telle qu’on finit par lui obéir. Il jeta un coup d’œil à Myriàn, pétrifiée par la peur, qui ne le quittait pas des yeux, quêtant un réconfort. Klydroos était devenu tout pâle, et son regard reflétait la terreur qui coulait de son esprit. Lui aussi fixait Hegon, tout comme les merkàntors, comme s’ils attendaient qu’il arrête le Fléau à lui seul.
— Ne restez pas là ! déclara-t-il.
Ils se remirent en route. Les nuées folles poursuivaient leur danse insensée. Soudain, à environ une marche vers l’ouest, il y eut un remous gigantesque et le front nuageux se scinda en deux pour laisser passer une lumière intense. Au loin, le paysage s’illumina. Quelque chose d’invisible avait déchiré la couverture de nuages, qui s’écartèrent, comme chassés par deux mains colossales. Puis, sans que rien ne le laissât prévoir, de monstrueuses colonnes de fumée s’élevèrent en tous sens, torturées par un souffle démoniaque. A leur base, de hautes flammes embrasèrent la Vallée.
— Mais comment est-ce possible ? s’exclama Roxlaàn d’une voix marquée par la peur. Aucune flamme n’est tombée du ciel, et pourtant, la forêt a pris feu.
— Ce n’est pas le moment de se poser la question, frère, dit Hegon. Il vaudrait mieux chercher un refuge.
Mais où ? Une caverne aurait peut-être constitué un abri suffisant, malheureusement il n’y en avait aucune à proximité.
La trajectoire suivie par le Souffle du Dragon n’était pas régulière. Parfois, il dérivait vers le sud, puis, sans aucune raison, remontait vers le nord. Une chose était sûre, c’est qu’il se rapprochait. Ils se trouvaient sur la rive septentrionale du Donauv. Au loin, la forêt et la prairie s’embrasaient sur une largeur de plus de deux cents mètres, dégageant une fumée âcre que les vents affolés emportaient. Tout à coup, comme pour ajouter à l’absurdité dans laquelle le monde était plongé, un vacarme démentiel fit exploser le silence, les obligeant à se boucher les oreilles. Des clameurs de terreur retentirent dans la caravane. Il n’était même plus possible de fuir. Des tourbillons d’une rare violence les déséquilibrèrent, ajoutant à la panique.
— Que peut-on faire ? hurla Roxlaàn. Je veux bien me battre contre une armée de werhes ou de maraudiers, mais comment lutter contre ça ?
— Je l’ignore, mon frère. Nous allons essayer de gagner les collines. Le Dragon semble plutôt longer le Donauv.
Là-bas, la lame de feu invisible s’était concentrée sur le fleuve, dont les eaux se mirent instantanément à bouillir. Une masse de vapeur s’éleva, qui fut aussitôt chassée vers chaque rive à une vitesse stupéfiante, témoignant de la température élevée au sol.
Ils se mirent à courir vers le nord. Au début, les événements semblèrent donner raison à Hegon. Le Loos’Ahn s’acharnait à présent sur la rive méridionale, déchaînant l’enfer. Le vacarme assourdissant, fait de crépitements, de craquements, de grondements, de chuintements monstrueux s’amplifiait d’instant en instant. Hegon était resté en arrière pour s’assurer que tout le monde tentait de se mettre hors de portée du Fléau. Le Loos’Ahn n’était plus qu’à un quart de marche quand soudain, il obliqua et remonta dans leur direction. Des clameurs de panique retentirent.
Fasciné par la mort incandescente qui fondait sur eux, Hegon vit la terre craqueler et s’embraser, les arbres se transformer en torches gigantesques. Des oiseaux piégés par l’haleine mortelle se désintégraient dans des éclats de lumière. Le jeune homme s’était immobilisé en plein sur la trajectoire du Grand Dragon. Dennios aurait voulu lui hurler de fuir, mais aucun mot ne pouvait plus sortir de sa gorge asséchée. Presque au-dessus d’eux, les deux masses de nuages tourbillonnants s’écartèrent pour laisser passer la lumière létale. Ils s’attendirent à voir apparaître la masse d’un monstre gigantesque, mais il n’y avait rien au-dessus des nuages, sinon un ciel d’une pureté cristalline.
Soudain, tout alla très vite. Des bourrasques d’une violence extrême fondirent sur les voyageurs, rabattant une fumée épaisse, des brindilles enflammées, des odeurs de chair grillée. Toute fuite était désormais impossible. Malgré son expérience du danger, Dennios sentit la peur l’envahir. Il se dit qu’il allait périr là, stupidement, sans avoir pu mener sa mission à bien. Il espéra seulement souffrir le moins possible.
En contrebas, Hegon n’avait toujours pas bougé. Dennios s’attendait à le voir se transformer en torche humaine d’un instant à l’autre. Tout à coup, tous le virent dégainer son sabre et le brandir vers la trouée infernale qui progressait inexorablement dans sa direction. Ivre de rage, il se mit à courir en direction du Fléau. Malgré le grondement assourdissant qui emplissait la vallée, ils entendirent ses cris.
— Espace de lâche ! Montre-toi si tu en as le courage ! Viens te battre avec moi ! Viens te battre ! Je t’attends.
Parvenu à peu de distance de la falaise de feu, il fendit l’air par deux fois sans cesser de crier. Puis sa voix fut couverte par le vacarme épouvantable.
Alors se produisit l’impensable. Sans aucune raison, le phénomène s’interrompit, la terre cessa de s’enflammer dans leur direction, la trouée dans les nuages malmenés se referma lentement dans un embrasement d’éclairs. Le Grand Dragon avait cessé de souffler.
Il leur fallut plusieurs instants avant de comprendre que le Loos’Ahn les avait épargnés. Là-bas, Hegon semblait pétrifié, le sabre toujours levé, défiant les cieux. La prairie continuait de flamber et l’incendie se dirigeait vers lui, mais à une vitesse bien moins rapide. Et surtout, en raison des pluies récentes, il diminuait de lui-même.
Enfin, Hegon remonta à pas lents vers ses compagnons. Il les avait à peine rejoints qu’un grondement formidable retentit vers l’est. A une distance d’au moins une demi-marche, le Fléau avait repris son entreprise dévastatrice, et la terre flambait de nouveau.
Le premier moment de surprise passé, des cris de victoire retentirent. Le Loos’Ahn ne revenait jamais en arrière. Ils étaient sauvés ! Aux yeux de tous les caravaniers, il ne faisait aucun doute que le monstre avait cessé de souffler devant la détermination d’Hegon. Il était celui qui avait défié le Grand Dragon et l’avait fait reculer. Tout le monde courut vers lui pour le féliciter, le remercier. Les femmes se jetèrent à ses pieds, ses warriors se frappèrent la poitrine en cadence pour lui prouver leur attachement et leur admiration. Roxlaàn le serra dans ses bras avec sa brutalité coutumière.
— Ne me refais jamais ça, mon frère ! dit-il d’une voix marquée par l’émotion. J’ai cru que tu allais griller sous mes yeux sans que je puisse rien faire !
— Je l’ai cru aussi, répondit Hegon avec bonne humeur. Mais je suis là !
Seul l’oronte ne manifesta aucun enthousiasme. Plus tard, il fit remarquer aigrement :
— Ne croyez pas que vous avez triomphé du Loos’Ahn, alwarrior ! Il frappe de manière discontinue. Il peut s’arrêter à tout moment. Vous ne l’avez pas effrayé. Il s’agit seulement d’une coïncidence.
Hegon ne répondit pas. Le prêtre avait sans doute raison. Pourtant, il remarqua que le ton de Klydroos manquait de conviction, comme s’il ne croyait pas vraiment à ce qu’il disait. De toute manière, cet argument ne trouva aucun écho auprès des caravaniers. Pour eux, le courage d’Hegon avait eu raison du Loos’Ahn. D’ailleurs, qui savait ce qu’était réellement le Grand Dragon ? Certainement pas l’oronte, qui avait été l’un des premiers à s’enfuir.

EXTRAIT N°2
Selon la coutume, la victoire remportée par les cohortes d’Hegon lui rapportait une part du butin, constitué par les bandits capturés au cours de la bataille. Une autre part revenait aux warriors. Le reste – les trois quarts –, était réparti équitablement entre le Temple, le Dmaârh Guynther de Gwondà, et le maârkh sur le territoire duquel la bataille avait eu lieu.
Une vingtaine de maraudiers avaient été faits prisonniers, que l’on avait solidement entravés afin de leur ôter toute possibilité d’évasion. Le jour même de leur arrivée, ils avaient été conduits dans les cachots de l’hospetal, où ils devaient subir la spoliation.
— Ils n’ont pas cessé de brailler toute la nuit ! s’esclaffa un gardien lorsque Hegon arriva de bon matin pour les chercher. Ils savent ce qui les attend.
Hegon ne répondit pas. Il n’aimait pas cette pratique. Encadrés par les warriors, les captifs furent menés sans ménagement dans une salle immense et sombre, où un médikator et deux assistants attendaient déjà. Tous trois portaient des tabliers larges tachés de sang séché. Un prokurator maârkhal, accompagné de trois commissaires représentant le Dmaârh, le Temple et le maârkh Roytehn, se tenaient dans un angle, revêtus des toges vertes et grises de leur fonction. Le prokurator avait la charge de contrôler et de consigner par écrit la répartition du butin.
— Belle prise, seigneur Hegon, dit le prokurator de sa voix neutre. Voilà des scélérats qui ne nous causeront plus d’ennuis. Deux d’entre eux vous reviennent. Si vous voulez bien attendre que l’on ait fini de procéder à la spoliation.
Hegon acquiesça d’un signe de tête. Même s’il n’aimait pas cette opération, il ne la remettait pas en cause. Elle constituait la majeure partie de ses revenus. Il n’avait jamais gardé un homme spolié, un klaàve, pour son usage personnel. Leurs yeux sans âme le mettaient mal à l’aide. Il préférait les revendre. Les klaàves étaient fort prisés pour leur totale soumission. Ils exécutaient les ordres sans discuter, sans chercher à voler leur maître. Cependant, en raison de leur rareté, seules les familles les plus aisées avaient les moyens de s’offrir leurs services. Avec ses prises de guerre, Hegon s’était déjà constitué une petite fortune, comme son ami Roxlaàn, qui héritait, quant à lui, d’un esclave. La vente des deux autres serait répartie entre les vingt-sept warriors.
Sur un signe du médikator, les gardes amenèrent le premier prisonnier. Le malheureux se débattit comme un beau diable en hurlant de terreur. La spoliation était une opération irréversible. Sans tenir compte de ses cris, les gardes le ligotèrent solidement sur une sorte de table de marbre creusée de rigoles par lesquelles le sang s’écoulait. A une extrémité de la table se dressait un appareil inquiétant destiné à enserrer la tête de la victime afin qu’elle ne puisse plus bouger. Malgré ses efforts, le maraudier ne put empêcher les gardes de l’immobiliser à l’aide de solides lanières de cuir. Le médikator ne lui adressait même pas la parole. Pour lui, il ne valait pas plus qu’un animal. Sous les yeux agrandis par l’horreur des autres captifs, le praticien appliqua un tampon imbibé d’un liquide anesthésiant sur le nez du prisonnier. Assommé, celui-ci cessa de se débattre. Puis une incision triangulaire fut pratiquée à la base son crâne.
La tradition voulait que le vainqueur assistât à la spoliation. A ses côtés, Roxlaàn ne perdait pas une miette du spectacle. Malgré l’amitié qu’il lui portait, Hegon ne put s’empêcher de le détester à ce moment-là. Bien sûr, ces hommes étaient des ennemis, et ils n’auraient fait preuve d’aucune pitié envers eux s’ils avaient triomphé. Certains maraudiers pratiquaient la torture sur leurs prisonniers afin de se distraire, et l’on ne comptait plus les découvertes macabres sur leur territoire, où des hommes avaient été émasculés, éviscérés ou écorchés vifs. Cependant, si Hegon trouvait normal de donner la mort au cours de glorieux combats, il détestait la souffrance que l’on faisait subir aux vaincus par la suite. Les tortures infligées par les maraudiers à leurs prisonniers n’étaient que la réponse à celles qu’on leur appliquait en Medgaarthâ. Il faudrait bien que cela cesse un jour. Mais la spoliation et les bénéfices qu’elle engendrait expliquaient que ni les nobles ni les religieux n’avaient intérêt à envisager la paix avec les populations de l’Extérieur.
L’opération ne dura pas plus d’une demi-heure. Lorsque le prisonnier fut libéré, un linge taché d’écarlate lui enserrait le crâne. Titubant sous l’effet résiduel de l’anesthésiant, il se leva docilement et suivit un garde sans manifester la moindre velléité de fuite. Le centre de sa volonté avait été détruit.
— Votre premier klaàve, seigneur Hegon, déclara le prokurator d’un ton qui se voulait aimable.

EXTRAIT N°3
Soudain, des criaillements le tirèrent de sa contemplation. Il se retourna. De l’autre côté de la plate-forme, un couple d’aigles était aux prises avec une demi-douzaine d’aiglesards. Les rapaces défendaient leur aire où piaillaient des petits. Hegon détestaient cordialement les aiglesards, qui s’attaquaient aux troupeaux et parfois aux jeunes enfants de la Vallée. Il tira son sabre et bondit à la rescousse des aigles. Dennios le suivit. Les aiglesards pouvaient se montrer dangereux lorsqu’ils étaient en bande.
Malheureusement, Hegon et son compagnon arrivèrent trop tard. Malgré le courage dont les aigles avaient fait preuve, ils n’avaient pu résister à l’assaut des reptiles volants. Hegon frappa à coups redoublés sur les monstres pour leur faire lâcher prise, tranchant les têtes hideuses, déchiquetant les ailes. Le dernier s’était attaqué à l’aire, où il faisait un carnage. Le jeune homme se rua sur la bête, dont la tête sauta d’un coup. Les deux hommes s’approchèrent du nid.
— Il n’y a plus rien à faire, déclara Dennios. Les parents sont morts. Quant aux petits…
Ils allaient repartir quand un piaillement retint leur attention. Au milieu de ses frères massacrés, un aiglon survivait. Hegon s’approcha et prit le petit rapace dans ses mains. Il était couvert de sang et de plumes arrachées, mais paraissait néanmoins vigoureux.
— Il n’est pas blessé, dit-il. C’est le sang de ses frères qu’il a sur lui.
Il le nettoya tant bien que mal. L’oison se débattit un peu, puis se résigna.
— Si nous le laissons ici, il est condamné, ajouta Hegon. Il est incapable de se défendre seul. Je vais l’emmener. Je pourrais peut-être le dresser pour la chasse.
En Medgaarthâ, l’un des passe-temps préférés des nobles était la fauconnerie. On utilisait le plus souvent des faucons ou des autours, mais certains privilégiés avaient réussi à former des aigles. Hegon examina l’aiglon avec attention.
— Regarde ces plumes, remarqua Hegon. Elles sont si claires qu’on dirait de l’or.
— C’est son plumage de bébé, seigneur. Il est probable qu’il foncera avec le temps.
— C’est dommage. Ce petit est magnifique. Et on dirait qu’il a faim.
Posant l’oiseau sur le sol, il trancha quelques morceaux de la chair de l’aiglesard qui avait tué ses frères et les lui glissa dans le bec. L’aiglon les avala sans difficulté.
— Il a envie de vivre ! déclara Hegon en éclatant de rire.

L’aiglon fut immédiatement adopté comme mascotte par les warriors. Hegon l’avait appelé Skoor. Dans les légendes de Medgaarthâ, c’était le nom que l’on donnait aux esprits de l’air, cette région intermédiaire qui séparait le monde des hommes de celui du ciel, où vivaient les dieux. Ces esprits aériens étaient souvent représentés sous la forme d’oiseaux, parfois avec un buste et une tête de femme. On prétendait qu’ils avaient le pouvoir de transporter les âmes des défunts vers le séjour des morts. A ce titre, ils étaient bénéfiques et les Medgaarthiens les respectaient beaucoup.

EXTRAIT N°4
La paratena avait lieu le soir même. Tout autour du panthaen avaient été allumés des feux sur lesquels des moutons et des quartiers de bœuf avaient été mis à rôtir. Officiellement, ces festivités rituelles étaient destinées à célébrer les bonnes relations entre les convoyeurs et les citadins. Des orchestres improvisés jouaient des musiques joyeuses et entraînantes. Désorienté par ces pas qu’il ne connaissait pas, Hegon eut quelques difficultés au début. Mais Arysthée eut tôt fait de lui enseigner les rudiments des différentes danses, et il fit des progrès rapides.
— Vous dansez à merveille, dame Arysthée, lui glissa le sheraf, dont les yeux pétillants trahissaient l’abus du vin et de la bière. On m’a dit que vous possédiez cet art au plus haut niveau. Nous ferez-vous l’honneur d’une petite démonstration de vos talents ?
Arysthée lui répondit d’un sourire gracieux.
— Avec grand plaisir, seigneur Malleh. Laissez-moi seulement le temps de me changer.
Arysthée ne se faisait jamais prier pour danser pour les autres. Au cours du voyage, il lui arrivait souvent, le soir, à la demande de l’un ou l’autre, de se lancer dans des chorégraphies aériennes et subtiles qui réjouissaient les guerriers.
Elle revint quelques instants plus tard. Elle avait quitté sa tenue de voyage pour s’envelopper dans des voiles blancs et bleus. Le silence se fit. Dennios, avec lequel elle avait noué une véritable complicité d’artiste, avait déjà sorti sa thamys. Au son délicat de la harpe, Arysthée entreprit de mimer les différents états de la mer, simulant avec son corps le mouvement des vagues, la houle, les lames furieuses explosant sur les rochers. Ses gestes et ses pas s’harmonisaient avec la musique du conteur. Le galbe de ses cuisses, la naissance de sa poitrine dorée par le soleil d’été, l’envol de sa longue chevelure blonde laissaient s’épanouir une sensualité irrésistible, renforcée par l’éclat de son visage rayonnant. Tous les hommes de l’assistance étaient bouche bée.
— La déesse de la danse elle-même ne saurait virevolter avec plus de grâce, exultait Viktor Malleh à côté d’Hegon. Vous avez beaucoup de chance d’avoir su apprivoiser une femme d’une telle beauté, et qui, d’après ce que l’on m’a dit, possède aussi une tête bien pleine.
Lorsque la danse s’acheva, sur une série de voltes audacieuses qui firent tournoyer les voiles blancs et bleus, un tonnerre d’applaudissements explosa, saluant la performance de la jeune femme.
Non loin d’Hegon, Gaaleth Cheerer, au milieu d’autres chevaliers, ne pouvait détacher ses yeux d’Arysthée. Mais, alors que les regards des autres étaient emplis d’admiration, le sien déshabillait la jeune femme avec une vulgarité qui déplut fortement à Hegon. D’un tempérament vif, son sang ne fit qu’un tour lorsqu’il l’entendit déclarer :
— Foutrediable ! gronda-t-il. Si cette femelle est aussi douée au lit que sur une piste de danse, j’aurais volontiers plaisir à visiter son intimité.
— Et à lui dévoiler la tienne ! ajouta un autre en éclatant d’un rire gras.
Hors de lui, Hegon l’apostropha sèchement :
— Seigneur Cheerer, est-ce de ma compagne que vous parlez ainsi ?
L’autre bondit immédiatement sur ses pieds. A son regard luisant, Hegon comprit qu’il avait, lui aussi, abusé de la boisson. Et qu’il avait le vin mauvais.
— Et alors ? Est-ce ma faute si elle nous agite ses fesses sous le nez ?
Hegon se leva à son tour bien décidé à laver l’affront. Mais Hariostus tapa dans ses mains.
— Allons, allons mes enfants, ne laissez pas votre sang bouillonnant prendre le pas sur la raison et ne gâchez pas cette fête en provoquant une bataille dont personne ne veut. Seigneur Cheerer, allez plutôt boire un verre avec vos amis.
Il n’avait pas élevé le ton. Mais son autorité était telle que ni Hegon, ni Gaaleth Cheerer ne songèrent à la remettre en question. Arysthée revint au même moment et ressentit aussitôt la tension qui régnait.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle discrètement à Hegon.
— Cet individu t’a manqué de respect, gronda Hegon sans cesser de fixer l’autre dans les yeux.
Mais Cheerer, dompté par le regard de l’amane, se décida à quitter la place, non sans un dernier regard de défi envers Hegon, et un autre, provocateur et appuyé, sur Arysthée. Lorsqu’il fut parti, elle haussa les épaules et se fit câline contre lui, encore essoufflée par l’effort qu’elle venait de fournir.
— Je te l’ai dit, Hegon. Cet individu veut à tout prix te provoquer. Il ne faut pas que tu accordes de l’importance à ces réflexions stupides. J’ai l’habitude de voir les hommes me regarder danser comme si j’étais toute nue. Si tu dois te battre en duel avec tous ceux qui lanceront des propos désobligeants à mon sujet, tu risques de tuer beaucoup de monde !
Puis elle enfouit son minois dans le cou d’Hegon, qui s’apaisa instantanément. Après tout, elle avait raison. Tout à l’heure, c’est auprès de lui qu’elle s’allongerait, c’est avec lui qu’elle ferait l’amour jusqu’à en perdre haleine, comme à leur habitude. Et il devait admettre que les regards émoustillés des hommes présents flattaient son orgueil.
Soudain, une main se posa sur son bras. Hariostus.
— Dame Arysthée parle avec sagesse, seigneur Hegon. Il vaudrait mieux que vous évitiez de réagir aux provocations de ce Gaaleth Cheerer. Il a la réputation d’être l’un des plus puissants guerriers du monde amanite et son manège de ce soir n’était peut-être pas sans calcul. Il a cherché à vous entraîner dans un duel. Aussi, méfiez-vous de votre impulsivité vis-à-vis de ce genre de personnage. Il est sans doute, au moins actuellement, meilleur combattant que vous. Tant que vous n’aurez pas reçu l’enseignement de l’art du combat dramas, évitez-le.
Hegon se souvint de la leçon inattendue que lui avait donnée Dennios quelques mois plus tôt et comprit que l’avertissement de l’amane était sérieux. Il confirmait celui de sa compagne. Et surtout, il avait décelé dans l’esprit du vieil homme une inquiétude réelle, une faille dans ses défenses, dans laquelle il avait lu que ce Gaaleth Cheerer était peut-être là pour le tuer.
Mais pour quelle raison ?


 
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