- Nouveau projet

SITE OFFICIEL DE BERNARD SIMONAY
Aller au contenu

Menu principal :

LA PORTE DE BRONZE
EXTRAITS


EXTRAIT N°1
Darys et Ele’a, l’un poursuivant l’autre, s’éloignèrent rapidement du petit groupe, nageant comme deux poissons, s’insinuant au cœur de la forêt épaisse. Devant eux s’anima un kaléidoscope de couleurs et de sons inimaginables, somptueux et changeant. Sous la surface s’étendait un autre monde. Ce n’était pas le royaume du silence. Les bruits s’alourdissaient, devenaient plus sourds, plus inquiétants. Les battements du cœur résonnaient aux oreilles, comme un rythme lent et mystérieux qui semblait être celui de l’océan lui-même. La lumière du soleil s’y diluait, diffusée par les sargasses mouvantes, couleur de bronze et d’or mêlés et la vue se noyait dans un néant glauque.  Sur leur droite s’enfuirent un petit groupe de poissons-citrons, dont les flancs d’un jaune éclatant se striaient de bandes bleues régulières. Ailleurs, c’était une colonie de méduses translucides, ou les circonvolutions élégantes d’un poulpe corail, dont les yeux noirs les observèrent un instant avant de se fondre dans les frondaisons des algues. Loallya suivit le couple un instant, puis, comprenant sans doute qu’elle était de trop, retourna vers les autres, qui jouaient à proximité des navires. Elle connaissait la pudeur des humains en ce qui concernait les choses de l’amour.
Darys et Ele’a remontèrent à la surface et inspirèrent plusieurs fois profondément, afin de charger leur corps d’oxygène. Au fil des générations, l’organisme des habitants de Koralya s’était habitué à l’élément liquide, et leur permettait de demeurer sous l’eau pendant plus de dix minutes.
Ils n’avaient pas besoin de parler. Un échange de regard leur suffisait pour se comprendre. Avec un ensemble parfait, ils plongèrent, se tenant par la main, et pénétrèrent au sein de la forêt sous-marine, caressés par les longues palmes des sargasses munies de sacs aérifères. Sous les feuilles larges s’abritaient des lepas, ces petits crustacés semblables à des doigts, et que ceux des grandes terres lointaines appelaient "barnacles" ou "pouces-pieds". Poursuivant leur effort, ils s’enfoncèrent encore plus bas, là où l’eau se faisait plus froide, et où la lumière se troublait.
Ils ne percevaient plus à présent qu’une lueur sombre et verte qui perçait timidement l’épaisse frondaison. Au-dessous, la frontière inférieure des algues dessinait les limites d’un abîme, noir, insondable, effrayant, mystérieux. De là pouvait survenir un danger soudain, mortel.
Mais les grands monstres pélagiques des profondeurs n’aimaient pas s’aventurer à proximité d’Algolya. Seuls s’y risquaient de petits requins gris qui redoutaient les humains. Darys et Ele’a ne l’ignoraient pas, mais il était si délicieux de s’inventer une frayeur face à cette immensité ténébreuse et énigmatique.
Ce n’était pas la première fois qu’ils venaient pêcher à Algolya. Depuis leur plus jeune âge, leurs parents les avaient amenés ici, en compagnie de leurs aînés, pour la pêche rituelle qui précédait les fêtes annuelles de Payerkaan.

Darys et Ele’a se tournèrent l’un vers l’autre. Leurs corps se joignirent, s’étreignirent, peau contre peau, bouche contre bouche. Leurs mains se serrèrent. Leurs sexes se reconnurent, s’apprivoisèrent une nouvelle fois, dans une harmonie extrême, comme seuls peuvent connaître les animaux, défaits de toutes les contingences stupides que des peuples d’un autre monde, situé dans une autre dimension, avaient érigées afin de s’écarter du bonheur et du plaisir.
Un plaisir qu’ils s’offrirent, mutuellement, une fois encore, éblouis, ravis de se donner ainsi l’un à l’autre, de se trouver si beaux, et d’être si jeunes et pleins de vie.
Ele’a senti l’ivresse remonter dans son ventre, la pénétrer, se mêler jusqu’à la moindre fibre de son corps, une ivresse bouleversante qu’elle aurait voulu étendre encore plus loin, au-delà même des limites de son corps, pour la communiquer aux algues environnantes, à Algolya, et pourquoi pas à l’océan entier. Elle se tordit sous les caresses de son amant, agrippa solidement ses mains à ses hanches, pour lui interdire de s’échapper, de lui voler un orgasme qu’il recherchait lui aussi. Le couple s’épanouit telle une anémone aux tentacules de chair et de sang, puis explosa dans un délire commun, tandis que l’oxygène qui irriguait leurs veines commençait à se raréfier. Alors, ils se laissèrent lentement glisser vers la surface, encore mêlés l’un à l’autre, puis jaillirent à l’air libre, où ils prirent une inspiration libératrice, avant de se fondre pour un nouveau baiser.
Ils reprirent leur souffle, se sourirent, puis éclatèrent d’un rire sonore, qui se fondit aux bavardages des vagues glauques d’Algolya. Leurs voix claires résonnèrent comme un hymne à la vie en ondes merveilleuses à la surface de la forêt mystérieuse. L’eau tumultueuse les environnait, se fondait à leur corps, pénétrait leur peau, s’insinuait en eux, entre leurs cuisses, sous leurs aisselles chargées de parfum.  L’extase amoureuse enfuie, ils connurent un instant de plénitude totale, puisée au cœur du regard de l’autre.
Ele’a ferma les yeux, puis plongea sous l’eau, afin de rejoindre leurs compagnons. Darys respira profondément, et la suivit, ravi. Elle était jeune, elle était belle. Elle avait dix-huit ans.

EXTRAIT N°2
Ele’a allait d’étonnement en étonnement. Au fur et à mesure que l’on s’enfonçait dans la baie, des bâtisses plus importantes se dressaient le long des plages immenses, blanches ou ocre. Sur la rive nord, d’énormes spectres métalliques se dressaient, telle une forêt monstrueuse et artificielle. Un vacarme gigantesque en sourdait, amplifié par l’eau. Il s’agissait d’un ensemble de grues et d’échafaudages, qui semblaient veiller sur des carcasses colossales autour desquelles régnait une activité de ruche.
— Ce sont des chantiers navals, commenta Marveen. On construit ici des navires de forts tonnages. Bogdaraan est le deuxième port d’Aurévia, immédiatement après Shalymbaad.
Elle avait l’impression de rêver. Jamais elle n’aurait imaginé une si forte concentration de population. Son monde, celui de l’île, avec son volcan, ses plages, son lagon, ses rochers, ses cocotiers, et sa lointaine Algolya, tout cela paraissait n’être qu’un songe qu’elle avait abandonné pour toujours.
— Mais alors, si ce n’est pas Shalymbaad, où est-elle ?
— Oh, nous n’y sommes pas encore. Demain, nous franchirons ces montagnes que vous apercevez au loin. Le centre d’Irvannea est une succession de chaînes si élevées que jamais l’homme n’a pu atteindre leurs sommets, et de plaines immenses, qui s’étendent à perte de vue. Dans certains endroits vivent des tribus semi-nomades, qui élèvent des chevaux et des yaocks.
— Des yaocks ?
— Ce sont d’énormes mammifères apparentés au taureau. Ils les utilisent pour traverser les plaines, organisés en de petites caravanes.
— Et nous allons emprunter l’une de ces caravanes ?
— Non, bien sûr. Il nous faudrait des semaines pour gagner Shalymbaad de cette manière. Et ces nomades, les Thébéens, sont de bien étranges personnages. Il existe un autre moyen de franchir les montagnes. Enfin, vous verrez vous-même demain.
Il la regarda et dit :
— Pour ce soir, je souhaiterais que vous portiez autre chose que ce paréo. Il est magnifique, ajouta-t-il très vite, redoutant de l’avoir froissée. Mais ce n’est pas le costume local. Le seigneur Ykhare ne tient pas à ce que nous attirions l’attention.
— Si vous pensez que c’est indispensable.
Au fond, elle s’en moquait.
— Venez, je vais vous aider à choisir.
Il l’entraîna vers la cabine, dont il ouvrit les armoires. Il en sortit plusieurs tenues, toutes plus riches les unes que les autres, taillées dans les étoffes les plus délicates.
— Il est dommage que vous ayez refusé d’utiliser tout cela. Vous savez, peu de femmes de Shalymbaad peuvent se vanter d’en posséder de semblables. Le seigneur Ykhare ne s’est pas moqué de vous.
— Je sais. Cela me gêne. Je me demande ce qu’il attend de moi.
— Il a été ébloui par votre manière de danser.
— Oui, mais cela n’explique pas tous ces cadeaux.
— Au contraire. Vous savez, à Shalymbaad, la renommée d’un artiste est très grande. Ceci n’est qu’une avance sur les sommes que vous pourrez gagner là-bas.
Il ne pouvait décemment pas lui dire que ces robes ressemblaient plus aux cadeaux que l’on offrait pour se concilier les faveurs d’une femme. Ykhare saurait bien lui faire comprendre ses intentions le moment venu.
— Parce que l’on peut toucher de l’argent pour... danser ?
— Bien sûr. Danser, chanter, composer.... Les artistes sont les gens les plus influents de Shalymbaad. Avec les grands hommes d’affaire, bien sûr.
Ele’a était sceptique. Marveen avait sans doute raison. Mais elle se demanda malgré tout ce que les Shalyméens pouvaient faire de ces fortunes immenses. Ils ne pouvaient pas manger dix fois plus que les autres, ou porter plus d’un vêtement à la fois, sous prétexte qu’ils étaient plus riches. Il y avait là une absurdité qui lui échappait.
— Je ne sais lequel choisir, seigneur Marveen.
— Alors, laissez-moi le faire pour vous.
Il étudia quelques instants les différentes tenues, puis opta pour un ensemble écarlate bordé d’ors, comprenant un pantalon large et bouffant, qui mettrait la finesse de ses hanches en valeur, et un boléro léger qui, noué sous les seins, les ferait ressortir.
— Tenez, mettez ceci! Je pense que cela doit vous aller à ravir.
— Bien!
Sans hésitation, elle défit son paréo et saisit les vêtements. Elle ne portait strictement rien à présent. Marveen faillit s’étouffer.
— Je... je peux sortir, si vous le souhaitez.
Elle le regarda d’un air étonné.
— Pourquoi, vous avez trop chaud ?
— Non, mais, si vous voulez vous habiller...
Elle le regarda avec étonnement. Elle ne comprenait pas pourquoi il devait partir pendant qu’elle s’habillait. Décidément, les mœurs de ce pays étaient bien étranges.
— Faites ce que vous voulez, mais j’aurais peut-être besoin de vous. Je ne connais rien à ces vêtements.
Marveen soupira nerveusement. Bien sûr, sa réaction était parfaitement innocente. Aux îles, la nudité était tellement naturelle qu’Ele’a ne voyait aucune malice à s’habiller devant un étranger.
— Je vais vous aider.
Ce ne fut pas inutile en effet. Jamais Ele’a n’avait enfilé de pantalon. Et encore moins la petite chose blanche à trois trous qu’il lui tendit également, et qu’il baptisa une culotte. C’était horriblement gênant et désagréable, mais cela avait l’air de lui faire très plaisir. Elle s’exécuta, puis passa le boléro, qu’il noua lui-même sous sa poitrine. Elle fit la grimace.
— J’ai l’impression d’avoir enfilé une deuxième peau, grogna-t-elle. Ca me serre de partout, surtout entre les jambes.
Marveen se gratta la tête. Elle avait raison, il avait trop chaud. Mais ce n’était pour les raisons qu’elle s’imaginait.
— Vous allez vous y habituer, vous verrez.
"Vous verrez, vous verrez! Il ne sait dire que ça, pensa Ele’a, agacée.
— Venez voir, poursuivit Marveen.
Il l’entraîna devant une glace qui la refléta des pieds à la tête.
— Vous êtes merveilleusement belle ainsi, Ele’a.
— Merci.
Elle dut convenir qu’il ne se trompait pas. Elle sourit à son reflet, puis s’assombrit l’instant d’après.
— Qu’avez-vous. Cela ne vous plaît pas ?
Il la prit par les épaules et s’adressa à son reflet.
— Il faudrait que vous évitiez de trop penser à lui. Il n’est plus là, Ele’a. Vous devez vous construire une vie nouvelle. Et Irvannea est un continent extraordinaire. Vous verrez!
— Je verrai, répondit-elle en écho.
Elle allait en voir des choses!
Devant sa mine contrariée, elle eut soudain pitié de lui. Elle se tourna vers lui et sourit.
— Excusez-moi, Marveen. Je sais que vous faites tout ce que vous pouvez pour moi. Vous l’avez dit, il me faudra du temps. Mais je veux vous remercier pour tout.
Il hocha la tête.
— Venez! Nous allons rater l’arrivée à Bogdaraan. C’est une ville merveilleuse.

EXTRAIT N°3
Ainsi une nouvelle vie commença-t-elle pour Ele’a.
Tous les matins, elle attendait avec impatience le moment où elle pouvait s’évader en compagnie de ses deux suivantes, dont elle s’était fait des amies. En leur compagnie, elle apprit à connaître mieux la cité tentaculaire, depuis les zones immenses des ports jusqu’aux luxueux quartiers commerçants où l’on pouvait acheter des produits fantastiques, comme ces animaux traités génétiquement pour la compagnie, et qui avaient appris à prononcer quelques phrases. Ou encore ces friandises multicolores aux goûts inimaginables, particularités des confiseurs shalyméens. Sur les places, bateleurs, bonimenteurs et montreurs d’animaux assuraient un spectacle permanent, à toute heure du jour et de la nuit. La ville semblait ne jamais dormir.
Ele’a eut quelque peine à s’accoutumer au parler des Shalyméens. En fait, chaque corporation, chaque quartier possédait son langage propre, ses expressions imagées. Les citadins parlaient vite, et il n’était pas toujours facile de les comprendre. Iole, née dans la capitale, s’amusait beaucoup de ses hésitations, et lui apportait son aide. Mais il régnait sur la ville une ambiance joyeuse et quelque peu indolente. Était-ce dû au climat, qui restait doux toute l’année, sans subir les assauts des grosses chaleurs et des pluies équatoriales, comme c’était le cas à Bogdaraan ? Les Shalyméens travaillaient, mais prenaient également le temps de vivre. Il n’était pas rare de les voir bavarder, assis nonchalamment sur les marches de leur demeure, ou à la terrasse des petites buvettes installées sur les rives du delta. Les enfants se baignaient à grands cris dans l’eau du fleuve, sous les yeux attentifs de leurs mères. De même, les citadins savaient s’amuser. Bien sûr, il ne s’agissait pas des réceptions somptueuses organisées par la haute société, auxquelles Ele’a assistait régulièrement en compagnie d’Ykhare. Mais plusieurs fois, elle eut l’occasion de se mêler aux habitants de différents quartiers organisant de petites fêtes improvisées, qui semblaient surgir des pavés de la ville.
Curieuse de tout, Ele’a n’hésitait pas à aborder les artisans travaillant devant leurs échoppes, leur posait des questions auxquelles ils répondaient avec empressement. On n’ignorait pas qu’elle était la protégée du grand seigneur de Wynerhood. Mais elle était souriante et très jolie, et on avait à cœur de lui faire plaisir.
Partout où elle se déplaçait, elle était toujours escortée d’une ribambelle d’enfants bruyants qui l’interrogeaient sur Koralya, sur l’Océan d’Émeraude, sur Algolya, qu’aucun d’eux ne verrait sans doute jamais. Et les friandises qu’elle achetait dans le quartier des confiseurs finissaient leur carrière dans les estomacs gloutons des gamins attachés à ses pas.
En à peine un mois, elle devint une figure des quartiers populaires de Shalymbaad. Tout le monde la connaissait sous le nom de la "Demoiselle". Elle s’aperçut ainsi très vite que, malgré son gigantisme, Shalymbaad n’était qu’une mosaïque de petites communautés imbriquées les unes dans les autres par la magie du fin réseau du delta. Elle prenait plaisir à franchir les petits ponts de bois séparant les îles, qui la faisaient passer du milieu des Bijoutiers à celui des Ébénistes, qui fabriquaient des marqueteries incomparables, de celui des Couturiers, où l’on confectionnait des vêtements colorés dans les étoffes les plus diverses, à celui des Potiers, où l’on découvrait des pièces de vaisselle magnifiques, en porcelaine, en faïence, en terre cuite et peinte.
En dehors du Draate, le puissant quartier des affaires et des spectacles, la ville ne s’enlaidissait pas d’immeubles élevés. Malgré son gigantisme, elle était bâtie aux dimensions humaines. En fait, elle comprit même que les habitants des différents quartiers avaient conscience d’appartenir à une petite communauté restreinte aux limites de leurs îles. Au-delà, c’était déjà l’inconnu. Elle découvrit ainsi des vieilles personnes qui n’avaient pratiquement jamais quitté leur quartier. Chacun d’eux possédait son histoire, ses légendes, son folklore, narré par des vieux qui n’avaient plus d’autres occupations que de regarder passer le temps. Souvent, Ele’a s’asseyait à leurs côtés et leur réclamait une histoire. Alors, les gamins prenaient place autour d’elle et de ses suivantes, et le vieux s’animait, ravi, faisant surgir du fond de sa mémoire des contes oubliés.
L’un d’eux surprit Ele’a. Il faisait référence à des batailles très anciennes qui auraient opposés deux grandes cités aux noms mythiques, Tombelande et Asghartaa. Des hommes s’y massacraient, au nom de deux rois sanguinaires, amoureux tous deux d’une femme  très belle, mais imbue de sa beauté. Les deux rois, après avoir ainsi sacrifié leur royaume respectif, finissaient par s’entre-tuer. La belle demeurait seule, errant sans fin au milieu des incendies et des ruines.
— Mais c’est absurde, s’écria Ele’a lorsque le vieux conteur eut terminé. Les hommes NE PEUVENT PAS s’entre-tuer. C’est un sacrilège!
— C’est vrai, petite Ele’a, répondit doucement le vieux. Mais cette histoire est très ancienne. On dit qu’autrefois, il y a très longtemps, les hommes n’étaient pas aussi sages qu’à présent. Et il était commun de les voir se battre.
— Se battre ?
— Oui! On appelait ça la guerre.
Les enfants regroupés autour d’Ele’a ouvraient des yeux ronds. Une petite fille glissa sa main dans celle d’Ele’a, impressionnée.

EXTRAIT N°4
Cela commença par un léger fraîchissement de l’atmosphère étouffante. Puis, vers le milieu de la matinée, une brume diaphane se forma vers le nord, qui s’épaissit rapidement. En moins de deux heures, des nuages s’amoncelèrent, qui remplirent le ciel de leur masse sombre et menaçante. Les vents se levèrent, de plus en plus violents. Intriguée, Ele’a s’installa sur une plate-forme rocheuse. A présent, elle ressentait la présence de l’eau. Elle la devinait, dans les nuées qui avançaient lentement vers elle, dévalant le vaste désert depuis la plaine du Sariomanoc’h.
Jamais elle n’eût cru qu’un tel phénomène fût possible au cœur de ce milieu aride. Vers midi, le ciel s’était totalement assombri. Une cohorte de sombres Léviathans avait occulté le soleil écrasant, faisant chuter la température de manière spectaculaire. Quelques gouttes se mirent à tomber, crépitant sur les larges feuilles des arbustes à doubles feuilles. Et soudain, ce fut le déluge. En quelques secondes, la pluie se fit plus intense, noyant la vue dans toutes les directions. Ele’a partit d’un grand éclat de rire. Elle se défit de ses vêtements, ravie d’offrir son corps nu à la manne providentielle qui tombait du ciel. En hommage à ce dieu dont la protection ne se démentait pas, elle esquissa quelques pas de la danse qu’elle pratiquait là-bas, à Payerkaan. L’eau était tiède, délicieuse. Elle finit par s’allonger sur la roche tendre, s’offrant à la pluie revivifiante, respirant avec les délices les parfums indescriptibles enfin libérés du sol. Il lui semblait qu’à nouveau la vie regonflait ses poumons torturés. Le sang coagulé de ses blessures se remit à couler, mêlé à l’eau ruisselant sur ses membres, sur son dos, son ventre, entre ses cuisses. Une ivresse sans nom la tenait. Son sang irait féconder la terre aride, et lui redonnerait vie. Rarement elle s’était sentie aussi heureuse. Cela ressemblait aux étreintes les plus belles qu’elle avait connues entre les bras de Darys. La nature, ou peut-être ce dieu inconnu, lui faisait l’amour, à sa manière. Alors, elle s’offrait, consentante, ravie, lascive.
Lorsqu’enfin la pluie s’arrêta, une plénitude absolue la pénétra. Au travers des nuages, le soleil réapparut, faisait scintiller sur toutes choses des ocelles de lumière. Chaque feuille, chaque grain de sable, chaque roche avait pris l’aspect de pierres précieuses. La licorne, apaisée, s’était couchée aux côtés d’Ele’a. Le dieu ne l’avait pas abandonnée, qui lui avait permis de contempler un spectacle aussi merveilleux.

Mue par un pressentiment, elle décida de rester sur son monticule rocheux. De toute manière, le désert était à présent détrempé, et la marche serait sans doute difficile.
Elle passa la journée sur le rocher, réparant tant bien que mal son sac déchiré. A quelque distance s’était formé l’embryon d’un fleuve ignoré, qui charriait des flots de boue, des monceaux de racines emportées par sa fureur nouvelle. Plus loin, il se jetait dans un lac éphémère. De petits rongeurs se décidèrent à montrer le bout de leur nez. Ele’a se demanda où ils avaient pu se cacher pendant la tempête. Elle vit là encore un autre miracle de la nature. Un sentiment d’admiration, presque d’amour, la saisit pour ce nouveau prodige.
Vers le soir, elle dévora le reste de son serpent, avala de l’eau jusqu’à saturation, puis revint s’allonger contre le flanc de sa licorne. Les nuages avaient définitivement fui vers le sud, poursuivant leur étonnante œuvre de fertilisation. L’air s’était agréablement rafraîchi. Elle songea qu’elle pourrait emporter suffisamment d’eau pour atteindre le pied du Sylonien. Par contre, il lui faudrait capturer quelque rongeur ou un autre serpent. La licorne s’était nourrie de plantes bien particulières. Ele’a avait essayé de l’imiter. Sans succès. Leurs régimes alimentaires étaient différents.
Elle aviserait le lendemain. Cette nuit était trop belle pour se préoccuper des soucis à venir. Les yeux perdus dans l’infini du cosmos, elle finit par s’endormir, bercée par la respiration lente et régulière de l’animal.

Lorsqu’elle s’éveilla, elle crut qu’elle rêvait encore. Elle eut l’impression étrange que quelqu’un l’avait déplacée durant la nuit. Pourtant, elle reconnut la plaque rocheuse sur laquelle elle avait élu domicile. Et la licorne était bien là, à quelques pas, qui paissait tranquillement des herbes tendres. Mais un nouveau miracle s’était produit.
Partout, à perte de vue, le désert s’était recouvert de fleurs toutes plus éblouissantes les unes que les autres. Là, c’était une inflorescence d’un écarlate insolent, plus loin, une colonie de petites fleurs jaunes et blanches, gorgées de nectar, sur lesquels se posaient des oiseaux avides. Ailleurs, de longues tiges offraient de magnifiques fleurs d’un bleu rare qui resplendissaient au soleil.
Hallucinée, Ele’a s’avança précautionneusement. Cela tenait de la magie. Puis elle se souvint des graines projetées la veille par l’arbre aux feuilles doubles. Et elle comprit. Il existait sans doute, enfouies au sein du sable aride, des graines innombrables, germes de plantes de toutes sortes, qui attendaient qu’un orage se déclenchât pour s’offrir à l’eau salvatrice, à la vie, comme elle l’avait fait la veille. Et il n’avait fallu qu’une nuit pour que le désert se métamorphosât en un nouveau paradis. Elle ne se rendit même pas compte qu’elle n’avait passé aucun vêtement. Elle avait dormi enroulée dans sa couverture, contre le flanc de sa monture.


 
Retourner au contenu | Retourner au menu