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LA FILLE DE LA PIERRE
PREMIER CHAPITRE


Décembre 1870…
Assise dans un petit fauteuil à sa taille, auprès de l’âtre qui diffusait une bonne chaleur, Sylvine regardait fixement la pierre blanche de la cheminée. Son visage reflétait une gravité que l’on ne se serait pas attendu à rencontrer chez une fillette de cinq ans. Autour de la longue table de bois de la cuisine, son père et ses compagnons échangeaient des propos angoissants. Ils utilisaient des mots dont elle ignorait le sens, mais elle comprenait qu’il se passait des choses très graves.
Elle jeta un coup d’œil inquiet en direction de la fenêtre refermée sur la nuit. Au-delà de la clarté jaune des lampes à pétrole, une menace terrifiante rôdait, proche, lointaine, elle ne savait pas. Mais cette hostilité imprécise faisait naître dans son ventre une boule pesante. Au-dehors, de brusques rafales de vent glacé hurlaient dans les branches des grands arbres. Une pluie battante crépitait sur les tuiles, frappait les vitres avec violence, comme si les démons tapis dans les ténèbres avaient voulu entrer. Un volet mal fixé claquait dans le noir, arrachant de petits cris apeurés à Christophe, le frère de Sylvine, âgé de trois ans. Effrayé par la tempête qui grondait, il s’était réfugié dans les bras d’Amandine, la jeune bonne qui s’occupait des enfants. En revanche, la tourmente extérieure n’empêchait pas Angélique, six mois, de dormir à poings fermés dans son berceau, indifférente à la folie qui semblait s’être emparée du monde.
Toutefois, ce n’était pas les éléments déchaînés que redoutait Sylvine. Son père, Pierre Ménétrier, lui avait appris à dominer sa peur devant les manifestations impressionnantes de la nature, à les respecter, et même à les aimer. Sa petite main perdue dans la poigne immense de Pierre, elle avait admiré avec lui la beauté fulgurante de l’orage, elle avait suivi les rigoles de la pluie dans les champs et les vignes, découvert - en tremblant un peu - que les formes étranges et effrayantes qui bougeaient au fond du jardin n’était pas des spectres, mais tout simplement des branches agitées par le vent. Malgré ce que pouvaient dire les vieilles personnes pour effrayer les enfants, la nuit n’offrait pas asile à des cohortes de fantômes malveillants, le vent hurlant n’avait rien à voir avec le souffle d’un dragon, et une pluie diluvienne n’allait pas engloutir le monde. Sylvine avait une confiance absolue en son père.
C’est pourquoi l’inquiétude qui plissait le front de Pierre l’angoissait. Juliette, la mère des trois enfants, semblait plus pâle qu’à l’accoutumée. Cela n’avait rien à voir avec la tempête, même si celle-ci était particulièrement violente. Autour de la grande table, plusieurs hommes avaient pris place. Tandis que la jeune femme leur servait le vin nouveau récolté deux mois plus tôt, Pierre commentait les articles du journal. Il était le seul qui sût lire.
Sylvine tenta de comprendre ce qui se disait. Des mots résonnaient durement dans son esprit enfantin : guerre, armée, bataille, massacres, soldats, Prussiens… Ce dernier mot l’impressionnait particulièrement, car les grandes personnes l’employaient avec un mélange de colère et de peur.
— Les nôtres ont été vaincus à Artenay, expliqua Pierre. L’armée de Gambetta est à présent séparée en deux. Une partie se dirige vers le Mans, l’autre vers la Touraine. Mais le plus grave, c’est que le gouvernement s’est replié à Bordeaux. Ils nous abandonnent !
— Quel courage, ce monsieur Thiers ! ironisa Simon Martin, qu’on surnommait « La Grenouille », parce qu’il s’était fait une spécialité de les pêcher.
— Ils doivent faire dans leur pantalon, renchérit Maurice Girardin, dit Boit-sans-peur.
Puis il leva son verre avec un regard de plaisir anticipé. Le vin de Pierre Ménétrier était sans conteste le meilleur de la région.
- En attendant, Paris est toujours assiégé, grommela Pierre. Et les Casques à pointes continuent de s’approcher de nous. Ils sont à Orléans. Bientôt, ils prendront Blois, puis Tours. Quel gâchis ! Tout ça ne serait pas arrivé si ce crétin de Bazaine n’avait pas trahi.
Juliette posa sa main sur l’épaule de son mari.
— Gambetta va les arrêter, dit-elle d’une voix douce. Ses troupes ont remporté une bataille à Coulmiers ! Ils l’ont dit dans le journal.
Sylvine leva les yeux vers sa mère. Elle se mêlait rarement de la conversation des hommes. Mais elle tenait toujours des propos rassurants. Tout ne pouvait pas aller aussi mal qu’ils le disaient.
— Cela ne changera rien, ma petite Juliette, répondit Pierre en lui prenant la main avec tendresse. Gambetta a fait ce qu’il a pu. Son départ de Paris en ballon au mois d’octobre était un acte courageux. Mais l’armée française est commandée par de vieilles badernes incapables. De toute façon, Thiers se moque bien de perdre cette guerre. Il préfère négocier la paix avec les Prussiens que de tenter de les repousser hors de France. Ce qu’il redoute, c’est une nouvelle révolution. Il n’a qu’une idée en tête : éviter le retour de la République. Les bourgeois ne rêvent que d’un retour à la monarchie, et les plus sots espèrent même se faire anoblir !
Il poussa un grognement de colère.
— Nous sommes dirigés par des imbéciles ! déclara-t-il d’une voix lasse. Bismarck l’a bien compris. Il a agité un chiffon rouge avec cette foutue dépêche d’Ems et ces crétins se sont précipités dans le piège. On voit le résultat aujourd’hui : des dizaines de milliers de Français sont prisonniers en Allemagne, la moitié de la France est envahie et Paris est coupé du reste du pays.
Sylvine n’avait aucune idée de ce qu’étaient ces Prussiens dont parlait son père. Dans son esprit, il s’agissait peut-être d’ogres ou de monstres. Elle n’avait aucune envie de les voir, mais d’après ce qu’elle avait compris, il était très possible qu’ils vinssent jusqu’ici.
Elle serra les dents pour conjurer sa frayeur. La maison dressait un rempart infranchissable autour d’elle et de sa famille. Elle posa sa petite main sur le flanc de la cheminée. Sous ses doigts menus, elle éprouva la rugosité du tuffeau, sa solidité rassurante, sa tiédeur protectrice. Elle aimait cette maison. Elle s’y sentait en sécurité parce que son père l’avait faite avec les longues pierres blanches qu’il allait chercher dans les grandes cavernes sombres où elle l’accompagnait parfois. Elle n’était pas peu fière de connaître ce lieu étrange. Les autres enfants avaient peur de s’enfoncer ainsi sous la terre. Elle, au contraire, s’y sentait bien. Elle était persuadée qu’en cas de danger, il serait toujours possible d’y trouver refuge.
Elle leva les yeux vers le dessus de la cheminée. Au milieu trônait une petite statue de pierre ocre. Elle représentait une femme coiffée d’une sorte de boîte à la forme bizarre. Sylvine ignorait son nom, mais elle la trouvait belle. Juliette lui avait expliqué une fois que son père l’avait ramenée d’un voyage dans un pays lointain, et qu’elle représentait une déesse. Depuis, lorsque quelque chose n’allait pas, Sylvine s’adressait mentalement à la statuette pour lui demander de tout arranger.
Autour de la table, la conversation s’anima.
— Si le gouvernement a quitté Tours, c’est qu’il pense que la région va être occupée, s’obstinait Girardin. Il faut se battre.
— Et avec quoi ? rétorqua Pierre. Avec nos fusils de chasse ? Déjà que tu loupes un lapin à dix pas ! Tu ne feras pas mieux avec les Prussiens ! Gambetta a réquisitionné les veufs sans enfants et les célibataires pour former l’armée de la Loire. Mais il n’y avait pas assez d’armes pour tout le monde.
— On va tout de même pas se laisser faire ! s’exclama la Grenouille en levant les bras au ciel. On dit qu’ils brûlent tous les villages qu’ils traversent. Ils violent les femmes et massacrent les enfants et les vieux.
De tous ces éclats de voix, il ressortait que les adultes se sentaient impuissants à lutter contre le fléau qui s’avançait inexorablement vers la maison. Prenant sa décision, Sylvine se leva et vint à côté de son père.
— On pourrait aller se cacher dans les perrières1 ! dit-elle de sa petite voix claire.
1. Nom donné aux carrières de tuffeau à Bourré.
Pierre la prit contre lui.
— Tu as écouté tout ça, ma P’tite Belle, dit-il, ennuyé. Ce ne sont pas des histoires pour les fillettes.
Les hommes poussèrent un soupir.
— Elle est pas bête, cette gamine, dit la Grenouille. Si ça va mal, on pourra toujours se planquer dans les caves. Il y en a plus de quatre cents kilomètres sous la colline. Ça va jusqu’à Montrichard. Les Prussiens ne nous trouveront pas là-dedans. Même s’ils découvrent l’entrée.
— On n’aura pas besoin de se cacher, répondit Pierre en haussant les épaules. Avant qu’ils soient ici, Thiers aura conclu la paix.

Sylvine avait vu le jour cinq ans plus tôt, au cours de l’été 1865.
L’année précédente, Pierre était arrivé monté sur un cheval baptisé Fidèle. On n’en connaissait pas la race, mais ce n’était pas un cheval de trait. Il ne l’utilisait que pour la monte. Ce qui faisait dire à certains qu’il avait servi dans la cavalerie. Mais, là encore, Pierre Ménétrier se montrait avare de confidences.
Il avait racheté la vieille ferme de la Sauvagine, située sur les hauteurs de la commune de Bourré, en amont de Montrichard, sur les rives du Cher. Les anciens propriétaires avaient succombé, comme beaucoup d’autres, à l’épidémie de choléra qui avait frappé le pays quelques dizaines d’années auparavant. Depuis cette époque, les terres, revenues à des cousins de Blois, étaient restées à l’abandon.
A cette époque, peu de paysans possédaient leur ferme. La plupart travaillaient en tant que métayers. Mais, après une absence qui avait duré près de vingt ans, Pierre était revenu au pays avec une petite fortune, sur l’origine de laquelle couraient de nombreuses rumeurs. Aussi l’acquisition de la Sauvagine avait-elle déclenché des réactions de jalousie, y compris au sein de sa propre famille. Son père, Émile, ne lui pardonnait pas d’avoir bafoué l’autorité paternelle en quittant la maison à l’âge de seize ans. A l’époque, Pierre était monté à Paris. On ne savait pas trop ce qu’il avait fait là-bas. Si certains pensaient qu’il avait servi dans l’armée, d’autres affirmaient qu’il avait combattu au côté des socialistes pendant la révolution de 1848. On chuchotait aussi qu’il avait dû fuir la France à la suite de quelque affaire douteuse. Il avait voyagé, ça c’était sûr. Et il avait ramené de ses voyages des choses étranges et maléfiques, comme cette statue inquiétante posée sur sa cheminée. On se perdait en conjectures sur l’origine de sa richesse. Il n’en parlait jamais, et personne ne se serait risqué à lui demander des explications. Pierre Ménétrier était une force de la nature. Il ne mesurait pas loin de deux mètres et ses mains larges et noueuses semblaient capables d’assommer un bœuf.
Dès son retour, il n’avait pas été long à épouser la jeune Juliette Descombes, de dix-sept ans sa cadette. Et cela avait été un autre sujet d’envie, car c’était une très belle fille. Même si on murmurait qu’elle avait épousé Pierre pour son magot. Mais le jeune couple n’avait eu cure des médisances. Sitôt propriétaire de la Sauvagine, Pierre avait abattu la masure en ruine qui se dressait au sommet de la falaise dominant le Cher et avait fait construire à la place une belle demeure tourangelle, bâtie en pierre de tuffeau, et dont le sol était revêtu de tommette rouge sang. La maison comportait une grande salle commune qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger. Contre le mur nord s’adossait la grande cheminée. Cinq autres pièces la complétaient, dont trois chambres, une pour les parents et deux pour les enfants. Une autre, située à côté de la chambre de Sylvine, accueillait Amandine. La dernière servait de bureau au maître des lieux. Il y tenait scrupuleusement ses comptes et y rangeait des objets étranges, que peu de gens collectionnaient à l’époque, surtout chez les paysans : des livres. On se demandait d’ailleurs où il avait appris à lire, car Emile n’avait envoyé aucun de ses enfants à l’école, non encore obligatoire.
Perpendiculairement à la maison, Pierre avait fait construire une écurie, une étable, un poulailler, un clapier, ainsi qu’une grange pour le matériel et le fourrage. Outre deux vaches qui fournissaient le lait, Pierre possédait deux chevaux de trait pour le labourage, une dizaine de moutons et de chèvres, et un poulailler que les chiens protégeaient des renards. De race indéterminée, ces deux chiens portaient des noms mystérieux : Horus et Hathor.
Dès son arrivée, il s’était lancé dans l’exploitation de ses terres. Les mauvaises langues s’étaient réjouies à l’avance. Pierre ne connaissait rien au travail des paysans. Il avait quitté le pays trop jeune. Pourtant, contre toute attente, il avait obtenu dès la seconde année des résultats spectaculaires. Ses terres étaient particulièrement riches et il avait su les mettre en valeur, aidé par Lucien, un valet de ferme dont personne ne voulait parce qu’il était bossu et que, selon la rumeur, il portait malheur. Pierre l’avait engagé. Lucien savait travailler et n’était pas fainéant. A proximité des vignes, on lui avait construit une petite maison de deux pièces, elle aussi en pierre de tuffeau. Il y dormait, mais prenait ses repas avec les Ménétrier.
Sylvine aimait bien Lucien, qui portait les enfants sur sa bosse confortable en imitant le cri du cheval. Il avait aussi une grosse voix avec laquelle il racontait de belles histoires. On se réunissait le soir autour de la cheminée, et on l’écoutait tout en faisant griller des châtaignes. Il avait ramené de sa Sologne natale quantité de contes et légendes parfois drôles, parfois effrayants, qui captivaient aussi bien les petits que leurs parents. Sylvine aimait ces moments privilégiés où elle sentait la chaleur de l’âtre réchauffer son petit corps. Elle aimait les odeurs de la maison, le fumet de la soupe aux lardons que faisait cuire sa mère, le parfum du bois qui crépitait dans le feu, le relent étrange de la poudre blanche qui tombait de la pierre, et que son père appelait salpêtre. Elle retrouvait la même dans les cavernes de tuffeau.
Sylvine en était sûre : aucun démon jamais ne pourrait ébranler cette forteresse chaleureuse.

A SUIVRE ...

 
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