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LE ROMAN DE LA BELLE ET LA BETE
EXTRAITS


EXTRAIT N°1
Des rouleaux furieux déferlaient sur le pont. Agrippé à la barre, Hérios s’époumonait à lancer des ordres que personne ne pouvait plus exécuter. Impuissant, il vit une lame énorme emporter trois marins. D’épouvantables craquements faisaient gémir les superstructures. L’un des deux mâts s’était abattu en travers du pont, écrasant quelques hommes au passage. L’un après l’autre, les fanaux s’éteignaient, plongeant le navire dans les ténèbres. Des griffes de lumière aveuglantes fulguraient, illuminant la mer déchaînée, dévoilant un spectacle apocalyptique. Aussi loin que portait le regard, les flots semblaient des falaises en mouvement qui convergeaient vers l’Albatros pour le broyer. Peu à peu, une muraille noire se dessina au loin. Ballottés d’un bord à l’autre, trempés jusqu’aux os, les navigateurs regardèrent l’immense et effrayante barre rocheuse.
— Les dieux sont contre nous, Céyx, hurla Hérios. On dirait qu’ils veulent nous jeter contre ce rivage. Sais-tu de quelle île il s’agit ?
— Que Poséidon nous préserve d’y échouer, Seigneur! D’après notre dernière position, il s’agit probablement de Nychorante!
— C’est bien ce que je redoutais aussi!
Entendant le nom maudit, un marin du nom de Deïmos tomba à genoux pour supplier les dieux. Hérios tenta de reprendre le contrôle de la barre. En vain.
— Il n’y a rien à faire! grogna Hérios. Le navire n’obéit plus, et les courants nous mènent droit sur cette côte infernale.
— Nous sommes perdus! clama le marin.
Les falaises ténébreuses se rapprochaient inexorablement. Victime de la panique, Deïmos lâcha tout à coup la lisse à laquelle il se tenait agrippé et sauta par-dessus bord, dans la direction opposée à l’île. L’instant d’après, un craquement gigantesque retentit, et le navire, à bout de résistance, se disloqua sous les coups de boutoir des flots.
Au sommet de la plus haute falaise, un spectre noir dressé dans la tempête observait l’agonie du superbe bateau. Un sourire mauvais étira ses lèvres carnassières. Puis un rire démoniaque se superposa au fracas de la tempête.

Un froid glacial mordait les membres de Hérios. Ses vêtements imprégnés d’eau salée lui collaient à la peau ; du sable crissait sous ses dents. Il le recracha et jeta un coup d’œil aux alentours. Il avait échoué sur une grève hostile, hérissée de rochers affleurants sur lesquels venaient se déchirer des flots mourants. Leur fracas régulier se mêlait aux appels de mouettes criardes. Une puissante odeur de goémon et de poisson décomposé lui pénétrait les poumons. Aux multiples douleurs qui le broyaient, Hérios comprit qu’il avait survécu. Rassemblant ses forces, il se redressa. La tempête de la nuit avait cédé la place à un soleil étrange. Des brumes mouvantes et jaunes s’accrochaient au sommet des falaises, estompant le paysage. Des colonies d’oiseaux tournoyaient dans un ciel trouble, fuligineux. La carcasse de l’Albatros gisait, renversée sur le flanc, ventre ouvert, à l’entrée de la petite baie où l’avait portée la fureur des vagues. Des débris flottaient çà et là ; quelques corps jonchaient la grève grise. Sternes et aigles de mer commençaient à s’en approcher. Hérios agita les bras pour les chasser. Peut-être certains de ses compagnons vivaient-ils encore. Reconnaissant son fidèle bras droit, Céyx, il courut vers lui et constata avec soulagement qu’il respirait.
Quelques instants plus tard, il pouvait dresser le bilan du naufrage : sur les cinquante hommes d’équipage de l’Albatros, il ne restait que sept survivants. Parmi eux se trouvait Deïmos, le marin qui avait voulu mourir en sautant par-dessus bord, et qu’une lame de fond avait rejeté malgré lui sur la côte. Depuis qu’il avait repris ses esprits, il ne cessait de se lamenter en tremblant.
— Nous sommes damnés, Seigneur, grelottait-il. Nychorante est le royaume des Forces du Mal!
— Silence! gronda Hérios. Je ne vois là qu’une île comme les autres. Nous finirons bien par rencontrer des pêcheurs.
Un autre marin intervint :
— Seigneur, Deïmos a raison. Cette île est maudite!
— Balivernes! Je ne crois pas à ce conte de bonne femme.
L’autre insista :
— Ce n’est pas un conte, Seigneur, c’est la vérité! Des hommes vivaient ici autrefois. Et puis un jour, un cataclysme d’origine inconnue a frappé l’île. Tous les habitants se sont enfuis. Certains affirment même qu’ils auraient tout simplement disparu.
— On dit aussi, renchérit Deïmos, que des monstres terrifiants hantent ces lieux, et qu’ils dévorent les voyageurs.
— Cette histoire n’est qu’une légende colportée par des marins fabulateurs! rétorqua Hérios. Il existe encore un seigneur sur cette île, et nous allons lui demander l’hospitalité. Suivez-moi!
Il se mit en route, suivi par ses matelots peu rassurés. Empruntant un sentier de chèvre, ils atteignirent bientôt le sommet de la falaise. Un vent violent les bouscula. De longues écharpes cotonneuses coulaient au ras du sol, dévoilant par lambeaux un plateau forestier baigné d’un soleil fantomatique. Il était impossible d’avoir une vue d’ensemble de l’île. Celle-ci semblait échapper aux regards, se voiler afin de préserver son mystère. Hérios devait parler fort pour dominer le vacarme des bourrasques incessantes.
Soudain, un long hurlement éclata, rappelant celui d’un loup. Nul n’aurait su dire si la créature qui l’avait émis était proche ou lointaine. Les sept hommes se figèrent sur place, les doigts crispés sur leurs armes. Deïmos s’affola.
— Seigneur, vous avez entendu ?
— Evidemment, je ne suis pas sourd!
Il dégaina son glaive, imité par Céyx. Celui-ci déclara :
— Seigneur, tu sais que je ne suis pas couard. Mais, honnêtement, je préférerais encore recommencer toutes nos campagnes guerrières que de me trouver ici. Ce n’est certes pas une bête qui a pu hurler de la sorte.
— Tais-toi! Tu veux donc achever de paniquer ces hommes ?
Lentement, ils reprirent leur chemin, regardant anxieusement de tous côtés, s’attendant d’un instant à l’autre à voir se dresser devant eux quelque créature épouvantable. Pourtant, tout demeura calme, hormis les rafales violentes qui entravaient leur progression. Soudain, Deïmos hurla de terreur.
— Là! Là! Seigneur!
Il désignait, au creux d’une ravine rocailleuse, la carcasse sanguinolente d’un sanglier. Hérios et Céyx descendirent l’examiner. La tête avait été arrachée, et les entrailles jonchaient le sol. Une odeur insoutenable les prit à la gorge.
— Ceci est sans doute l’œuvre d’un loup de grande taille! déclara Hérios.
— Seigneur, ces lésions sont bien trop importantes pour être l’œuvre d’un loup, même puissant.

EXTRAIT N°2
Hérios porta les doigts d’Aurore à ses lèvres. Puis Amalthée, les joues ruisselant de larmes, la serra affectueusement contre elle.
— Que les dieux te protègent, ma petite agnelle. J’ai l’impression que je ne te reverrai jamais.
Aurore l’embrassa et rejoignit Arion à bord. Sous le regard inquiet de la foule, l’Alcyon s’éloigna du quai, les voiles gonflées. Personne ne tenait la barre. Et pourtant, le navire mystérieux n’effectua aucune fausse manœuvre. Très vite, il se rangea sous le vent et fila vers la haute mer.

Ni Ludovic ni Pâris n’avaient assisté au départ de leur sœur. En compagnie de Phoïbos, ils parcouraient les rues de la cité, dressés sur leurs nouvelles montures. Contrairement à son habitude, Pâris restait silencieux. Il avait éprouvé l’envie d’accompagner Belle jusqu’au port. Puis il avait renoncé. Il avait conscience de son sacrifice et le remords le taraudait. Il avait préféré la saluer à son départ du Val Clair. Quant à Ludovic, il ne songeait pas un seul instant à elle. Soulagé d’avoir évité la prison, il n’avait plus qu’une idée en tête, retourner jouer au plus vite. Son père lui avait accordé un petit pécule qui lui brûlait les doigts.
Phoïbos affichait un visage sombre. Lydiane ne représentait rien pour lui, sinon un amusement temporaire. Il n’avait trompé la confiance d’Aurore que parce qu’elle se refusait à lui. Elle était donc responsable de ce qui leur était arrivé, et il estimait que ce mariage constituerait sa punition. Cependant, par moments, il se reprochait amèrement de ne pas avoir tenté de la reconquérir. Mais il n’avait pas osé, parce qu’il avait senti qu’elle ne l’aimait plus. Sans doute ne l’avait-elle jamais vraiment aimé. Et cette constatation le faisait souffrir. Car, à l’instant même où il l’avait perdue, il avait su qu’il l’aimait comme un fou. Et il se méprisait d’être trop lâche pour partir la rechercher. Il possédait son propre navire et son équipage de guerriers, mais ce qu’il avait entendu sur cette île mystérieuse ne l’encourageait pas à risquer l’aventure.

Assis sur un banc de pierre, deux vieux marins regardèrent passer les trois cavaliers. L’un d’eux cracha sur le sol en signe de mépris.
— Je te le dis, tout ça leur portera malheur. Ils ont vendu leur sœur au Dieu des Ténèbres.
— Pourquoi dis-tu ça ? Il a existé des seigneurs à Nychorante. Rien ne prouve que la lignée soit éteinte.
— Ah oui ? Alors pourquoi ne veut-il voir personne ?
— Je n’en sais rien. En tous cas, il doit être très riche. Il a effacé les dettes du seigneur d’Alcymène, et offert de bien beaux bijoux aux sœurs de la Belle.
— Eh bien moi, je ne voudrais sur ma vie toucher à ces bijoux.
— Pourquoi ?
Le premier homme prit un air mystérieux.
— Parce que cet or est maudit. Depuis des années, plus personne n’ose aller pêcher par là. On dit que le soir, la mer devient rouge comme du sang et qu’on entend les hurlements des âmes des damnés torturés par la créature abominable qui hante l’île.
— Le seigneur Hérios en est bien revenu, lui.
— On lui a tendu un piège. Nychorante voulait la Belle, et il l’a eue. Mais souviens-toi de ce que je dis : une bête effrayante rôde sur cette île maudite à la tombée de la nuit.
Il regarda en direction des trois cavaliers et cracha une nouvelle fois.
— Et c’est à ce monstre qu’ils ont jeté la Belle en pâture!

EXTRAIT N°3
à  l’extérieur, un vent violent soufflait en rafales, annonçant une tempête. Dans la pénombre de la chambre, deux yeux guettaient Aurore endormie. Deux yeux humains. Les draps avaient glissé, révélant, dans la pénombre bleutée, un corps aux formes parfaites, une peau délicate, des épaules rondes, des seins fiers et sculpturaux, un cou gracile dévoilé par la chevelure abandonnée. Près de sa bouche reposait une main, ouverte telle une fleur. Une respiration profonde se mêla à celle d’Aurore. Le regard plongé dans les ténèbres se mit à luire, interrogateur, fasciné. Lentement, une main s’avança, dessina lentement les courbes féminines, sans les toucher. La douce chaleur de la main pénétra la peau tendre. Un frisson la parcourut. Dans son sommeil, Aurore gémit et changea de position. Alors, la main se retira et regagna la pénombre.
Au cœur de son rêve, Aurore perçut l’écho d’une présence. Elle s’éveilla, le cœur battant. Dans l’ombre, les yeux disparurent. Elle ramena le drap sur elle et demanda d’une voix mal assurée :
— Qui est là ?
Seul le vent lui répondit. Elle se leva, enfila une chemise de nuit et alluma une lampe à huile. Pieds nus, elle effectua une visite complète de ses appartements, pas vraiment rassurée. Elle ne découvrit rien d’anormal. Rien, sinon une rose rouge magnifique posée sur son lit. Stupéfaite, elle la prit et respira son parfum. La fleur n’était pas là lorsqu’elle s’était levée, quelques instants plus tôt. Intriguée, elle regarda encore une fois autour d’elle. Qui avait pu déposer cette fleur, sinon son mari ? Timidement, elle appela :
— Philippe!
Mais elle était seule.
Elle se rendit à la fenêtre. Au-dehors, le vent avait forci. Les cimes des arbres brodés d’argent se courbaient sous de violentes rafales. Aurore passa une cape, ouvrit la fenêtre et fit quelques pas sur la terrasse. Une odeur de lichen, de mousse et d’humus lui fouetta les narines. Il s’y mêlait une nuance subtile, qu’elle connaissait bien et qu’elle aimait : celle de la mer. Au-delà de la forêt, elle devina l’étendue agitée de l’océan. Au-dessus du palais s’étirait la draperie constellée d’étoiles du firmament nocturne. Mais vers l’ouest, une monstrueuse barre nuageuse progressait inexorablement. Elle soupira. Il pleuvrait sans doute demain.
Elle allait revenir dans sa chambre lorsqu’un hurlement terrifiant déchira la nuit. Impressionnée, elle laissa échapper un cri d’angoisse. Elle n’aurait su dire d’où provenait le hurlement. Il semblait à la fois proche et lointain. Inquiète, elle rentra, referma la fenêtre sur le vent froid. L’instant suivant, deux formes sinueuses jaillirent dans son dos et se refermèrent sur elle, semblables à deux tentacules. Terrorisée, elle se mit à crier et se débattit. Les tentacules se retirèrent. Aurore constata alors qu’il ne s’agissait que des bras de Féronna. Celle-ci l’observait, visiblement surprise de sa réaction. Aurore recula et l’apostropha, agacée :
— Que faites-vous dans ma chambre ?
— J’ai entendu du bruit. Je suis venue m’assurer que tout allait bien.
Aurore secoua la tête, comme pour chasser un reste de cauchemar. Elle avait dû rêver.
— Quoi ? Qu’avez-vous ? s’inquiéta Féronna.
— Rien! J’aimerais que vous perdiez l’habitude de vous approcher de moi en silence par-derrière. Vous m’avez fait peur!
— Mais je ne voulais pas vous effrayer, Aurore. C’est sans doute l’atmosphère de ce palais. Parfois, on a l’impression de voir des choses qui n’existent pas. Moi aussi, il m’arrive d’avoir peur.
Aurore resserra ses bras sur elle-même, dans un geste de protection.
— Comme vous êtes pâle! ajouta Féronna. Je suis vraiment désolée. Si j’avais pu me douter...
— Ce hurlement, qu’est-ce que c’était ? Ce n’est pas la première fois que je l’entends.
Féronna eut l’air embarrassé. Elle tenta d’éluder la question.
— Sans doute des loups. Il vaudrait mieux que vous dormiez, à présent. Ils ne viendront pas jusqu’ici.
— Je connais leur cri. Ce n’était pas des loups. Dites-moi de quoi il s’agit.
La gouvernante baissa la tête et répondit :
— C’était peut-être la « Créature de Nychorante »!


 
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