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L'AMAZONE DE CALIFORNIE
PREMIER CHAPITRE


Saint Ménérac, printemps 1870…
En cette fin du mois de mars, un orage précoce s’était déchaîné sur le pays. Comme pour s’accorder au désarroi qui s’était emparé de l’esprit d’Enora depuis la terrible annonce que son père avait faite à la famille au cours de repas de midi. En dehors de sa mère, à qui il ne cachait rien et qui était déjà informée, tout le monde était resté abasourdi. Une discussion animée, chargée d’incrédulité, avait suivi. Elle-même n’avait rien dit. A la fin du repas, elle s’était éclipsée discrètement et avait filé à l’écurie pour seller son cheval, un triple poney nerveux et rapide qu’elle avait appelé Pégase, du nom de ce cheval ailé apprivoisé par Persée lors de son combat contre Méduse. Lorsqu’elle le lançait au galop, elle avait l’impression de voler. Et c’était bien de cette sensation dont elle avait besoin pour assimiler la nouvelle invraisemblable : les efforts de son père n’avaient servi à rien, ils allaient être obligés de vendre leur demeure, le château Saint Ménérac.
A toute allure, Enora s’était dirigée vers la forêt qui bordait les vignes vers le nord. Elle n’avait envie de parler à personne, pas même à Ronan, son frère jumeau, avec qui pourtant elle partageait tout depuis leur naissance, quinze années auparavant. De véritables trombes d’eau détrempaient la sylve environnante. Des branches lui cinglaient le corps, qu’elle ne sentait même pas. La rage au cœur, elle se mit à hurler à s’en arracher les poumons. Des larmes ruisselaient sur ses joues, qui se mêlaient à la pluie.
Elle avait dû mal comprendre. Peut-être son père avait-il voulu dire qu’ils allaient être contraints de vendre une partie des vignes, seulement une partie… Mais ce faible espoir se heurtait à la réalité des paroles. Les mots avaient été très clairs, précis, incisifs, dévastateurs. Saint Ménérac était perdu. En totalité. Le château, les vignes, le verger. Peut-être même le cheptel de chevaux.
Enora ne pouvait supporter cette idée. Saint Ménérac était « sa » maison, la demeure superbe où elle avait vu le jour, où elle avait passé toute sa vie. Elle en connaissait tous les recoins, toutes les légendes. Tous les secrets. Jamais elle n’avait imaginé qu’un jour elle serait contrainte de quitter cet endroit. Saint Ménérac était son refuge, sa tanière, une forteresse où elle serait toujours à l’abri de la fureur du monde. C’étaient sur les dalles de la grande cuisine qu’elle avait fait ses premiers pas, tenant la main de sa mère, Isabelle, et celle de Ronan. Ronan, son double, son alter ego masculin.
Le château de Saint Ménérac datait du seizième siècle. Il n’avait pas toujours appartenu à sa famille. Les Paleyras étaient des roturiers. L’arrière grand-père d’Enora, Bastien Paleyras, un riche négociant en vin, en avait fait l’acquisition auprès d’un noble ruiné par le jeu et fort désireux de quitter à la hâte un pays ayant sombré dans le chaos de la Révolution. Bastien avait remis en état le vignoble dévasté par le désintérêt de son précédent propriétaire. Ses connaissances en œnologie lui avait très vite permis de fabriquer un vin de grande qualité, qui avait trouvé une place enviable sur les tables du Premier Empire. Bastien avait transmis à son fils, Alfred, sa passion du vin, dont le père d’Enora, Victor, avait hérité à son tour.
Le domaine de Saint Ménérac, situé au sud des vignobles prestigieux de Pomerol, comportait près de treize hectares de vignes, auquel s’ajoutaient deux hectares de vergers, vingt de prairie et cinquante hectares d’une forêt réservée aux chasses d’automne. Restés fidèles aux principes de la Révolution, les Paleyras avaient été obligés de composer avec le retour de la royauté, puis de l’Empire. Mais l’arrière-grand-père Bastien avait inculqué à sa descendance les idées du siècle des Lumières, notamment en ce qui concernait les Droits de l’Homme. Les ouvriers viticoles étaient mieux payés à Saint Ménérac que dans les domaines alentour. On l’avait reproché à Victor, mais ce n’était pas là la raison de l’effondrement financier de la propriété.
Le souffle court, le sang battant aux tempes, Enora tira sur les rênes de Pégase. Le cheval obéit instantanément. Enora poussa un gémissement. Le désespoir hurlait dans son âme et dans son corps. Mais il s’y mêlait une colère sourde et glacée. Une colère dirigée contre l’homme responsable de leur ruine. Car elle savait, elle, que ce qui leur arrivait n’était pas le fruit d’un hasard malheureux.
Tout avait commencé trois ans plus tôt, lorsque les entrepôts contenant les foudres de vin et d’alcool avaient été entièrement détruits par un incendie. Cette nuit-là, un orage violent avait éclaté dès le début de la nuit. Enora ne parvenait pas à dormir. Non pas qu’elle fût effrayée par les grondements du tonnerre. Son père avait enseigné très tôt à ses enfants qu’il ne fallait pas redouter les impressionnantes manifestations de la nature. Il fallait seulement les respecter et ne pas s’exposer à leurs dangers.
Cependant, cet orage-là s’était révélé particulièrement vindicatif et une angoisse insidieuse s’était emparée d’elle. Trempée de sueur en raison de la lourdeur de l’atmosphère, elle s’était levée. Elle s’était d’abord rendue dans la chambre de son jumeau. Il leur arrivait souvent de se rejoindre quand quelque chose leur faisait peur, ou plus simplement quand ils ne trouvaient pas le sommeil. Mais cette fois-là, Ronan dormait profondément, malgré le vacarme extérieur. Il était comme ça, une vraie marmotte. On aurait pu tirer le canon près de lui, il n’aurait pas bronché.
Son anxiété s’était accrue, mais elle n’avait pas voulu réveiller son frère. Mal à l’aise, elle était revenue dans sa chambre et s’était postée à la fenêtre, sursautant à chaque coup de tonnerre. L’orage était juste au-dessus du vignoble. Les lueurs fantasmagoriques qui illuminaient les alignements de ceps étaient aussitôt suivies par des craquements infernaux qui la faisaient frémir. D’un tempérament fier, elle refusait de céder à la frayeur qu’elle sentait ramper en elle, mais elle regrettait que Ronan ne fût pas à ses côtés. Elle envisageait déjà d’aller le tirer du lit quand un manège étrange avait attiré son attention. A cet instant précis, un éclair particulièrement vif avait illuminé les entrepôts situés dans le prolongement de l’aile ouest du château. Là, l’espace d’une fraction de seconde, elle avait nettement aperçu une silhouette sortir par une petite porte située à l’extrémité du bâtiment. Elle s’en était étonnée. Qui pouvait avoir envie de se rendre dans les entrepôts à cette heure avancée de la nuit ? Et par un temps pareil ?
La silhouette s’était évanouie dans la tempête. Fascinée, Enora était restée un moment à observer les bâtiments. Cependant, il s’était écoulé plusieurs minutes entre la sortie de l’inconnu et le drame qui avait suivi. L’orage avait déjà commencé à s’éloigner quand une lueur rougeoyante était apparue à travers une lucarne. Pétrifiée, la fillette avait mis quelques secondes à comprendre. L’inconnu s’était introduit dans les entrepôts pour provoquer un incendie. A cet endroit, on entassait des dizaines de vieux fûts vides. Tout à côté se situait une réserve d’une eau-de-vie fabriquée à partir des fruits des vergers, principalement des prunes. Cet alcool particulièrement riche constituait la seconde ressource du château de Saint Ménérac.
Enora s’était mise à hurler. Ses parents, alertés, avaient réagi très vite, mais il était trop tard. Les pompiers, mal équipés, avaient mis beaucoup de temps à arriver en raison des intempéries. Pour comble de malheur, la pluie diluvienne, qui aurait pu ralentir la progression des flammes, avait cessé. Au matin, le soleil revenu avait révélé l’étendue du désastre. L’eau-de-vie enflammée avait envahi les caves où l’on conservait les tonneaux de vins anciens. Plus de la moitié avait explosé sous l’effet de la chaleur. Mais les autres ne valaient guère mieux Le vin surchauffé était devenu imbuvable.
Enora avait dit à ses parents qu’elle avait vu une silhouette sortir des entrepôts. Ils avaient demandé une enquête, mais celle-ci n’avait rien donné. Enora avait été interrogée par un policier, un gros bonhomme qui sentait mauvais et qui la regardait de haut. Tandis qu’elle parlait, il avait fait la moue avec ses grosses lèvres semblables à deux limaces. Il ne l’avait pas prise au sérieux. Il avait même mis ses paroles en doute, lui faisant valoir qu’elle pouvait être une fabulatrice : rien ne prouvait qu’elle n’avait pas inventé cette histoire pour attirer l’attention sur elle. Elle l’aurait griffé. Son père avait pris sa défense, affirmant que sa fille n’était pas une menteuse, mais le gros policier n’avait rien voulu savoir. Il avait conclu que la foudre avait dû frapper le bâtiment et embraser les fûts d’eau-de-vie.
Enora avait dû ravaler sa déconvenue. Elle avait toujours pensé que ce gros individu infatué de lui-même respirait l’hypocrisie et que son attitude n’était pas fortuite. Ce qui arrivait aujourd’hui prouvait qu’elle ne s’était pas trompée. Sans doute était-il à la solde de celui qui était derrière toute cette manigance.
Les pompiers avaient réussi à faire la part du feu et le château avait été épargné. Mais les entrepôts étaient totalement détruits et les réserves perdues. Bien sûr, son père avait prévu l’éventualité d’une catastrophe de ce genre. Il avait souscrit un contrat auprès de l’une de ces nouvelles compagnies d’assurances de Paris, qui garantissaient le remboursement des dégâts. Cependant, si ces gens se faisaient sucre et miel pour exiger en douceur des primes pharamineuses, ils avaient tourné vinaigre et fiel lorsqu’il s’était agi d’évaluer le montant du préjudice. La compagnie avait tergiversé, envoyé plusieurs experts dont les rapports se contredisaient, reporté à maintes reprises l’estimation des dégâts. Au final, Victor n’avait obtenu qu’une somme dérisoire, sans aucun rapport avec les montants mirobolants qu’on lui avait fait miroiter lors de la signature du contrat. Il avait hurlé, tempêté, mais rien n’y avait fait. Ces messieurs de Paris ne risquaient pas grand-chose. Il n’avait pas les moyens de leur faire un procès. Il avait donc été contraint de se contenter du peu qu’ils lui avaient versé.
Mais la situation était grave. Il fallait rebâtir de nouveaux entrepôts, racheter des tonneaux, reconstituer des réserves. La nouvelle récolte ne rapporterait pas avant l’année suivante. Les placements financiers que Victor avait eu la sagesse de constituer n’étaient pas suffisants pour faire face aux pertes subies. L’avenir paraissait bien sombre.
Peu de temps après le désastre, un homme s’était présenté au château. Enora le connaissait pour l’avoir aperçu lors de fêtes communales. Alphonse Montaigu était l’un des notables de la région. Il possédait lui aussi un petit vignoble à Saint Ménérac, mais passait beaucoup de temps à Paris où il fréquentait les cercles politiques. Il habitait une superbe demeure située au sud du village.
Victor l’avait reçu avec son amabilité coutumière. Enora n’oublierait jamais ce moment. Montaigu était accompagné de son fils, alors âgé d’une vingtaine d’années. Dès qu’il était apparu, Enora n’avait plus eu d’yeux que pour lui. Jamais elle n’avait rencontré de jeune homme aussi beau. Les traits d’un ange, les cheveux blonds, des yeux bleus ourlés de longs cils qui lui conféraient un regard quasi féminin, Bertrand Montaigu bénéficiait en outre d’une silhouette bien découplée. Il était vêtu avec la dernière élégance et promenait sur le monde un regard moqueur qui avait subjugué la fillette.
Victor s’était enfermé dans son bureau avec ses visiteurs. Ce ne fut que plus tard qu’Enora avait su la raison de leur venue. Alphonse Montaigu avait eu connaissance du malheur qui avait frappé le domaine et avait offert d’aider financièrement à sa reconstruction. Il possédait une certaine fortune grâce aux affaires florissantes qu’il avait menées dans l’entourage de l’empereur Napoléon III, et trouvait normal de secourir un ami viticulteur malmené par le destin. Compte tenu du savoir-faire de Victor et de la réputation de son vin, il estimait qu’il ne faudrait pas plus de trois années pour redresser les finances du domaine.
Enora se souvint que sa mère avait accueilli la proposition de Montaigu avec une certaine réserve. Peut-être avait-elle déjà flairé le piège, mais comment faire autrement que d’accepter ? Ils avaient trop besoin de cet argent. Enora avait soupçonné qu’il existait aussi une autre raison, mais elle n’avait pas réussi à savoir laquelle.
Quoi qu’il en fût, Montaigu avait tenu promesse et avait avancé une somme importante à Victor. Les ruines avaient été dégagées et l’on avait reconstruit un nouvel entrepôt. On avait acheté de nouveaux tonneaux, de nouvelles cuves. Et la production de l’année avait été mise en fût. Malheureusement, peut-être à cause du matériel qui n’avait pas la qualité de celui qui avait brûlé, les deux millésimes qui avaient suivi s’étaient révélés désastreux. Et Victor n’avait pu rembourser comme il l’espérait le prêt accordé par Montaigu.
Depuis le début de l’année, celui-ci s’était montré moins conciliant. Prétextant des investissements qu’il comptait faire à Paris, il avait exigé la restitution des sommes avancées. Victor avait eu beau lui expliquer qu’il fallait lui accorder un délai supplémentaire, Montaigu n’avait rien voulu entendre. Il avait fait valoir qu’il détenait une hypothèque sur le château. En cas de refus, il avait menacé de saisir la justice qui mettrait le domaine aux enchères. Le couteau sous la gorge, Victor avait été contraint de céder.

Au cours du déjeuner, il s’était donc décidé à révéler la terrible vérité à sa famille : il allait être obligé de vendre le domaine de Saint Ménérac pour rembourser le prêt contracté auprès d’Alphonse Montaigu. Dans le cas contraire, il risquait d’aller en prison pour dettes. Bien sûr, il leur resterait tout de même de quoi vivre, mais ils allaient perdre une grande partie de leur fortune. Isabelle s’était mise à pleurer silencieusement. Paul et Julien, les deux frères aînés des jumeaux, avaient proposé d’aller casser la gueule à Montaigu. Âgés respectivement de vingt et dix huit ans, tous deux étaient des colosses solides et prompts à s’enflammer. Mais Victor les avaient convaincus de n’en rien faire. Ils ne feraient qu’aggraver la situation.
Enora avait éprouvé elle aussi l’envie d’aller trouver le père Montaigu et de lui flanquer une correction. Malheureusement, elle n’était qu’une jeune fille de quinze ans et un tel projet était inenvisageable. Alors, de frustration, elle avait couru à l’écurie pour s’enfuir vers la forêt. Elle avait espéré un moment que Ronan la suivrait, mais il ne l’avait pas fait. Elle savait pourquoi. Il n’avait pas supporté de voir sa mère pleurer et il était resté pour la consoler.
Enora se retrouvait donc seule au milieu de cette forêt qui bientôt ne leur appartiendrait plus. Bien plus tard, elle se dirait que si son frère avait été à ses côtés, le drame qui avait suivi ne serait jamais arrivé.

 A SUIVRE...

 
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